Paroisse Sainte Marie de Magdala

« Je suis Charlie et après…? » - janvier 2014



Suite à la tragédie de ces derniers jours à Paris, avec l’assassinat d’une grande partie de la rédaction des journalistes de Charlie Hebdo et de plusieurs policiers, avec aussi la mort de juifs innocents dans une prise d’otages, la vision de près de quatre millions de personnes manifestant, dans toute la France et particulièrement dans la capitale, contre la barbarie et pour la défense des valeurs de tolérance et de liberté, a suscité l’émotion de par le monde. Au-delà de la présence des leaders politiques et des chefs de gouvernements de plusieurs pays d’Europe et d’ailleurs venus nombreux, le plus impressionnant se révélait dans tous ces visages soulignant une extraordinaire diversité d’horizons culturels, sociaux, religieux, partisans. Oui, cette journée du 11 janvier 2015 restera gravée dans nos mémoires, comme un moment de surgissement de la conscience collective de tout un peuple, réalisant la signification du mot « liberté », qui appelle le courage et la combativité pour être préservé.


Cependant, l’émotion retombée, que restera-t-il de toutes ces manifestations ? Plusieurs enseignements doivent retenir notre attention, en tant que chrétiens, si nous voulons pérenniser la portée de cet événement. Trois enseignements, particulièrement, se profilent à l’horizon et posent l’exigence de notre engagement concret.


Le premier, d’abord, consiste dans la nécessité absolue de redonner du sens à notre société, et placer en son centre une véritable mystique. En effet, que proposons-nous aux jeunes générations actuellement, sinon un système de consumérisme outrancier, où le seul idéal semble se limiter au matérialisme le plus primaire, avec la possession de la dernière tablette à la mode, de l’ipod ou l’ipad le plus performant, du nouveau gadget ? Et dans une spirale infinie de consommation, nous entraînons les consciences dans le tourbillon de l’argent et du monde de l’artifice. Comment s’étonner alors que, devant les ravages d’une société sans âme, les jeunes des cités les plus défavorisées puissent se laisser enrôler par des prédicateurs de la mort, leur proposant des perspectives d’adrénaline dans la violence ? L’urgence de la mystique s’impose, en ce qu’elle consiste à donner un idéal qui transcende les conditionnements et oblige à viser haut, pour entrer dans une compréhension de la vie qui, seule, peut ennoblir l’existence. Cela nous interroge alors, concrètement en notre qualité de chrétiens, sur nos propres pratiques dans la foi que nous confessons. Que disons-nous à nos enfants, à nos petits-enfants, à nos entourages, quand ils se laissent prendre par l’idéologie de l’indifférence à tout questionnement religieux et n’ont ainsi aucune spiritualité ? Quel témoignage de foi leur apportons-nous, réellement, dans notre manière de prier, de vivre, en nous laissant habiter par le Christ ? La fameuse expression « croyant mais non pratiquant » ne finit-elle pas par devenir mortifère, en promouvant tout autour de nous des générations de personnes enfermées dans l’immédiateté du temps, sans transcendance aucune ?


Le deuxième enseignement, ensuite, pose l’exigence d’une redéfinition de ce mot si galvaudé de « laïcité », dans lequel, aujourd’hui, se drapent tous les responsables, mais dont la réalité se réduit à une forme d’insipide neutralité. La laïcité ne peut pas se contenter de faire coexister des individus ayant des croyances et des opinions différentes, voire opposées. La Laïcité doit se présenter avant tout comme une éducation à l’altérité. Descendre de sa propre colline idéologique pour chercher à connaître le point de vue d’autrui, et conduire celui-ci à entendre, également, ce qu’il ne connaît pas de l’autre. Tel est l’enjeu de la laïcité qui ne consiste donc pas à reléguer le fait religieux dans la sphère du privé, mais à placer dans la sphère publique toutes les croyances, toutes les religions, toutes les opinions, en les passant au tamis de l’altérité. Cela dépasse le simple cadre de la tolérance et permet d’entrer dans une compréhension d’un vivre ensemble, où le Bien Commun peut devenir l’horizon suprême donnant du corps à la démocratie, sans lequel, celle-ci n’est qu’un vain mot ! C’est aussi enrichir le fait sociétal des valeurs véhiculées par les uns et les autres, pour offrir un socle d’appartenance solidaire. Dès lors, comment accepter le discours réactionnel de ces dernières heures, réclamant le droit au blasphème contre les croyances et les religions ? Si la laïcité et, avec elle, la liberté de pensée et d’écrire (jusqu’au niveau de la presse) ne s’accompagne pas de ce respect d’autrui, alors d’autres drames surviendront, instrumentalisés, certes, par des fanatiques professionnels, mais qui pourront d’autant mieux manipuler des esprits faibles, que l’irrespect aura blessé des consciences et des convictions de foi légitimes.
Par ailleurs, cette réaffirmation de l‘importance d’une vraie laïcité nous questionne sur nos propres engagements citoyens, afin de profiler la société dans l’horizon de cette altérité, si essentielle, et qui rejoint la pensée du philosophe juif Emmanuel Lévinas. Celui-ci signifiait notamment que la liberté de chacun ne s’arrête pas là où surgit celle d’autrui, mais qu’elle commence avec celle d’autrui.


Enfin, le troisième enseignement concerne la culture. Nous baignons dans une inflation d’émotions et, trop souvent, la spiritualité se confond avec un émotionnel nébuleux. Or, si l’on en reste à cet état d’émotions, très vite le danger peut subvenir par la manipulation de gourous qui auront tôt fait de travestir le chemin spirituel en une démagogie mortifère. La foi religieuse appelle l’intelligence et doit s’inscrire dans une connaissance. La théologie n’est donc pas une option réservée à quelques érudits ou intellectuels, installés derrière des bureaux poussiéreux. La théologie doit développer la connaissance des révélations qui ont conduit à des textes sacrés, à des corpus de croyances. Et la capacité à les interpréter apporte, alors, une vraie maîtrise dans la compréhension de ces traditions. Cela évite la foi de l’émotionnel et le risque de se laisser manipuler. Dans nos églises, nos paroisses, combien se sentent réellement concernés, pour investir du temps dans la recherche d’une vraie connaissance de la foi ? Pour nous, chrétiens, cela s’inscrit dans une découverte du sens de la Bible (Ancien et Nouveau Testament), par une compréhension du sens de l’Église et de ses sacrements, par une appréhension de toute la tradition des grands théologiens et des Pères de l’Église. Mais prenons-nous réellement à cœur un tel investissement de travail de formation ?


Ainsi, la folie meurtrière de ces derniers jours, et les risques que nous encourons, avec tous les extrémismes religieux et politiques, avec toutes les formes de fanatismes aussi, nous conduisent à réfléchir sur le sens profond que nous donnons à notre société, sur la compréhension plus dynamique à trouver au sujet de la laïcité et sur la manière de concevoir la foi religieuse. Tels seront les enjeux de ces prochaines années, si nous voulons demeurer des hommes et des femmes libres dans leurs options et dans leurs convictions de foi chrétienne.


Mais il ne suffira pas de brandir pendant toute une journée des affichettes « Je suis Charlie » ! Nous devrons concrètement redonner du souffle à nos témoignages de foi et nourrir la société des valeurs de justice et de Paix qui, seules, construisent l’homme dans sa dignité, en tant qu’image de Dieu. Alors, oui, réjouissons-nous des mobilisations de ces derniers jours, mais comprenons que la société est à l’image de ce que nous laissons se déployer tout autour de nous. Le temps du réveil de nos consciences est venu, saurons-nous l’entendre et le discerner comme un signe des temps nouveaux ?



Père Pierre Colombani +