"Un chemin de foi en arc-en-ciel" - Janvier 2013
Dans le souci d’un dialogue œcuménique entre toutes les Églises, ont été institués depuis plusieurs années déjà, des temps de prières pour célébrer l’unité des Chrétiens. Des temps merveilleux où l’on prie ensemble, catholiques romains, orthodoxes et protestants ! Cette année encore, la semaine de prière pour l’unité des chrétiens sera célébrée du 18 au 25 janvier. Et, notre petite paroisse orthodoxe française, St Marie de Magdala, inaugurera cette semaine, le jeudi 17 janvier 2013, à 18h30, au cours d’une célébration où nous prierons avec des frères Catholiques et Protestants.
Malheureusement, faut-il le rappeler, l’unité est trop souvent vécue dans la nostalgie d’un retour à l’Église indivise, celle qu’a connue le premier millénaire. De ce fait, ces semaines de l’unité deviennent parfois des occasions de demandes de pardon incessantes. Et l’on n’en finit plus de se trouver prostrés dans des repentances, au nom de chacune des églises respectives. Or, s’il nous faut nous pardonner les uns les autres, c’est plutôt au sujet de nos refus de la compréhension de l’altérité. Parce que nous avons confondu l’unité avec une vision monolithique et totalitaire de l’Église, nous avons interprété les différenciations entre églises comme des séparations.
Faut-il s’arc-bouter dans l’idée que l’éclatement du Christianisme serait dû à des accidents de l’histoire ? N’est-il pas plutôt temps de rechercher dans cet éclatement, le doigt de Dieu, sa volonté ? Ne nous faut-il pas passer de l’esprit de Babel à l’Esprit de Pentecôte ? En effet, dans le premier livre biblique, les hommes se dirent entre eux : « Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel. Faisons-nous un nom afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre » (Gn, 11, 4). Une seule ville, une seule tour, un seul nom pour toucher le sommet du ciel... mais aussi pour rester ensemble dans cet esprit grégaire de l’homme qui recherche l’unicité. Tout l’orgueil et l’illusion de l’humain sont manifestés, en cette évocation imagée, pour signifier le réel et le ramener aux limites de la raison humaine. Telle est l’histoire de Babel !
Dès l’Ancien Testament, Babel symbolise la prétention humaine à posséder l’absolu. Or, si Dieu est l’Absolu, il est par essence le Tout Autre. Ainsi, les Juifs ne le représentent pas et ne le nomment pas. Ils l’évoquent par le fameux Tétragramme YHVH. De sorte que, dans le texte de la Torah, les quatre consonnes YHVH du nom indicible ont été accompagnées des points voyelles A,O,A, conduisant à lire Adonaï («Mon Seigneur») au lieu de Yahvé («Dieu»).
Dieu est toujours au-delà. Il est l’Absolu en tant qu’il est au-delà de toute définition et nul ne peut se l’approprier. C’est pourquoi, dans la suite de l’épisode de Babel, le Seigneur viendra détruire la construction humaine (Cf. Gn 11, 7-9). L’homme est donc invité à vivre l’altérité !
Dans cet horizon, l’histoire du Christianisme commence avec l’Événement de Pentecôte où, dans une diversité de langues, chacun entend et comprend le même message issu de l’Unique Esprit (3 Cf. Ac 2, 1-13). Dès lors, la diversité des Chrétiens ne peut pas se vivre dans la nostalgie d’une uniformité perdue, à l’image de la tour de Babel, mais comme le résultat de l’expérience de la différence. Par conséquent, la diversification opérée dans le Christianisme, à partir du deuxième millénaire, ne serait en rien une succession d’accidents, mais bien l’expression de la volonté de Dieu. Or nous en avons fait des occasions de séparations et de conflits. Tel est le sens du péché de l’homme. Telle est la responsabilité de l’ensemble du monde Chrétien.
En définitive, prier pour l’unité revient à reconnaître dans la tradition catholique la richesse d’un enseignement qui a cherché à signifier le mystère de l’Église, en tant que Corps mystique du Christ. C’est retrouver, dans la tradition orthodoxe, une vision pneumatologique du monde, où l’Esprit Saint illumine la matière humaine dans une dynamique trinitaire, en invitant l’homme à ne pas figer sa perception de Dieu, afin que toute relation devienne l’espace épiphanique d’une habitation. C’est admettre, enfin, dans les traditions protestantes, cet amour de la manducation de la Parole divine, lequel doit innerver le monde où le Verbe s’est fait chair.
Certes, toutes les églises sont inscrites dans ce mystère du Corps mystique, mais c’est le Catholicisme qui le signifie particulièrement. Toutes les églises sont mues par l’Unique Esprit, mais c’est bien l’Orthodoxie qui s’est toujours signifiée dans une approche pneumatologique, dans l’horizon trinitaire. Toutes les églises s’approprient la Parole divine, mais c’est encore le Protestantisme qui a conduit à revenir au texte, en son origine. Ainsi, chacune des sensibilités du Christianisme nourrit, de manière particulière, le mystère du Christ, et la révélation qui en découle devient un chant d’amour, où la différenciation exprime l’image de Dieu, Père, Fils, Esprit Saint, lequel, en son altérité principielle, situe toujours la vie dans la convocation vers « autrui ».
Catholiques romains, Orthodoxes, Protestants, si nous nous reconnaissons dans une appartenance au même Christ, mus par l’unique Esprit, afin d’accueillir la Parole de l’unique Père, nous pourrons alors devenir un signe d’Espérance pour le monde. Car ce monde du XXIème siècle, avec toute la panoplie de sa science et de sa technologie, n’a pas bougé dans sa conscience profonde au sujet de la vie, comme au sujet de l’homme. Toute différence continue d’être vécue comme un danger et qu’il s’agisse de la religion, de la philosophie, de l’économie, de la politique, de la culture, on cherche toujours, en général, à instrumentaliser l’« autre », à le considérer comme l’ennemi. L’« autre » serait, par définition, dans l’erreur, en tant qu’« autre ».
Dès lors, si les Chrétiens apprennent à s’accueillir dans leurs singularités respectives, ils pourront signifier que toutes les différences, culturelles, religieuses, philosophiques, participent de l’expression de l’homme unique, dans sa pluralité et de l’Unique Dieu, en ses diverses manifestations.
Le meurtre d’Abel par Caïn (Cf. Gn 4, 8 ) cessera si nous acceptons l’autre comme l’énigme qui vient enrichir notre expérience de Dieu. Ainsi, la vérité ne peut plus être envisagée comme un affrontement mais comme une confrontation. De sorte que le monde peut devenir le champ d’expérimentation des différences, pour entendre et comprendre que l’« autrement » est le temps du « commencement ou du renouveau ». Cet « autrement » nous situe au cœur du mystère de la mort et de la résurrection du Christ. Chaque différence déplace l’horizon limité de l’être et permet l’avènement d’une nouveauté. On meurt à soi pour ressusciter avec autrui ! Il ne s’agit pourtant pas d’entendre ce propos comme l’expression d’un syncrétisme, ou d’une confusion qui gommerait les particularités d’approche. C’est l’invitation à proclamer l’unité de l’Église qui creuse le mystère de Dieu en Jésus-Christ, dans la singularité de chaque tradition. Tel est le sens du chemin de la foi en « arc-en-ciel » !
Le Pape Paul VI aimait à dire que l’Église se réalise dans un dialogue, un message, une conversation avec le monde (Encyclique Ecclesiam suam, 6 août 1964. Texte officiel : AAS, LVI, 10, 1964, pp. 609-659 ; texte français : DC, 1964, n° 1431, pp. 1057-1093). En effet, si par nature l’Église ne peut-être monolithique, c’est qu’elle est ordonnée au Royaume de Dieu, lequel est constitué de toutes les cultures, de toutes les histoires, de toutes les religions, pourvu que l’homme s’ouvre à l’appel de Dieu. Mais Dieu ne se « possède » pas.
Le Christ, qui nous conduit au Père, habite en tout homme. La mission de l’Église est de le révéler, en acceptant d’être la dépositaire de cette révélation, sans pour cela s’approprier Celui qui demeure « au-delà ». Au cœur de ce que nous qualifions de « crise », dans ce monde du troisième millénaire, ne se joue-t-il pas ce véritable défi de l’être, à devoir s’assumer en cette altérité ? N’est-ce pas cela que le Christ nous manifeste dans la communion des personnes de la Sainte Trinité ?
Aussi, ne craignons plus de vivre la Grande Église du Christ, dans la communion de nos diverses églises, dont chacune porte une note juste et particulière et dont aucune ne peut se prévaloir d’assumer, à elle seule, la plénitude de la vérité du Christ. De sorte qu’en honorant nos différences, nous deviendrons un signe de vérité pour le monde, en signifiant l’altérité ontologique de l’être comme l’expérience numineuse du transcendant.
+ Père Pierre COLOMBANI Théologien, prêtre de l’Église Orthodoxe Française Responsable de l’École de Philocalie St Jean le Théologien au Monastère St Michel du Var à Lorgues